Génération numéro 1

En 2007 ou 2008, je ne sais plus, plutôt en 2008, j’ai reçu une invitation pour une participation à un débat sur l’identité nationale. La mode de ce terme venait d’être lancée, et nous étions encouragés à en parler. Je ne suis pas née Française, mais je n’ai connu que la France. Voici un petit témoignage qui ne vaut rien, mais cela fait du bien d’en parler publiquement.

Mes parents

Mes parents sont arrivés en France dans les années 70, en avion. Isolés dans les jungles des îles du Sud-Ouest du Cambodge non loin de la frontière thaïlandaise, ils sont restés là quelque temps avant de passer de l’autre côté. Un avion les attendait pour les emmener en France avec la promesse d’une autre vie en sécurité, sans craindre le régime des Khmers Rouges et sa fabrique des traitres ((Lire Kampuchéa de Patrick Deville)).

Venir en France fut avant tout une séparation. Quitter une partie de sa famille qui ne pouvait pas faire le trajet, quitter sa vie, et se lancer dans une civilisation occidentale presque totalement inconnue. Ma mère avait pour référence Charlie Chaplin “Charlo”, la famille royale anglaise, la Tour Eiffel, et le Mont Saint-Michel.

Tout le monde ne pouvait pas aller en France. Il fallait pour cela justifier de venir avec sa famille directe. Un membre de ma famille souffrant et devant subir une opération rapidement s’était fait passer pour le fils de quelqu’un d’autre afin d’être soignée dans l’Hexagone.

Mes parents ont bénéficié du statut de réfugié politique. Mon père fut naturalisé en 1993, tout comme moi, et ma mère dans les années 2000. Je me rappelle enfant des trajets pour la mise à jour de la carte de séjour de ma mère. Effectivement, je suis née en France dans la commune de Lagny-sur-Marne en 1989, et j’ai acquis la nationalité française en 1993 de droit par la naturalisation de mon père. Une autre solution était possible, soit de me faire choisir plus tard la nationalité que je souhaitais. Pour des raisons d’intégration, mais aussi pour les droits apportés, mes parents ont préféré que je devienne française. C’est bête, mais avec un passeport cambodgien tu ne fais pas forcément grand-chose.

Je fus élevée dans l’idée que j’étais différente, et pas vraiment à ma place. Mes parents n’ayant pas eu un accueil toujours positif de la part d’une partie de la population française de l’époque n’étaient pas bien optimistes quant à mon insertion dans la société. J’ai été prévenue de l’existence de la discrimination pour l’emploi, pour l’école, et d’autres choses. Dans la catégorie des choses incroyables : les bidons d’essence vidés dans leur jardin par des voisins à leur emménagement.

Suis-je intégrée ?

Je pense que oui, en tout cas par rapport aux standards que j’entends régulièrement.

J’ai une orthographe potable, je connais relativement l’Histoire de France, et j’ai lu de grands classiques de la littérature francophone.  J’ai une carte électorale (enfin je la reçois bientôt parce que je viens de déménager).

Mes parents sont-ils intégrés ?

Je suppose qu’ils sont intégrés. En tous les cas ils se plaisent ici, ont une vie sociale et savent envoyer par eux-mêmes un courrier. Ils sont autonomes en ce qui concerne le fait d’aller à la pharmacie quand il y a un bobo, prendre rendez-vous avec le médecin, et réussir à remplir un chèque. Les éléments que je vous cite sont à peu de choses près ce que ma mère avait à apprendre lors de ses cours d’alphabétisation. Je le sais, car j’ai moi-même beaucoup participé à ces cours. Ils ont principalement permis de se familiariser avec l’environnement qu’est la ville française. Ses codes, ses signalétiques, et la manière de se diriger dans le métro.

Lorsque je suis allée voter dans ma ville natale pour les dernières élections présidentielles, ma mère m’accompagna au bureau de vote. Elle a le droit de vote, mais n’a jamais voté. En réalité, elle a toujours cru qu’elle n’avait pas le droit de vote. En fait, quand je lui ai dit qu’elle pouvait voter, elle avait du mal à y croire. Malgré la naturalisation, les entretiens, et les cours, ce n’était pas un fait qu’elle avait assimilé. Une fois l’information enregistrée, elle n’a tout de même pas voté. Que pouvait-elle voter ? Elle demeure parmi les chiffres de l’abstentionnisme qui s’ignore. Encore aujourd’hui, elle ne se sent pas légitime dans le vote des Français. Certes, elle a acquis la nationalité, elle a en tête un peu la Marseillaise même si la prononciation n’est pas son fort, mais voter, c’est autre chose. C’est tellement important, tellement un privilège, qu’en abuser est sensible. C’est choisir pour les autres. Car aujourd’hui elle fait encore partie “des autres”, elle s’est en quelques sortes intégrée, sans que la société ne l’intègre réellement.

Ma France

Je n’ai connu que la République Française, ses goûters d’écoles, les kermesses, la sortie de classe annuelle, et la classe de mer. J’ai appris l’histoire des Carolingiens, des Mérovingiens, et de la suite. Je sais que Vercingétorix a existé, même si on se bat encore sur la réelle situation géographique d’Alésia.

Honnêtement, je pense qu’on ne peut pas dire que je sois chez moi autre part. Pourtant les faits où les personnes autres que moi me font comprendre que cela ne devrait pas m’être aussi évident sont quotidiens. Ce sont parfois de petites phrases, des petits mots placés par ici comme des maladresses bien pensantes. Cela peut également être des attaques frontales et à peine cachées.

J’emménage dans une ville, la question logique : Tu viens d’où ? – De Seine-et-Marne. – Non, mais en vrai ?

Un promeneur au parc me demande de ne pas regarder de son côté “Sale Chinoise”. (en plus je suis pas d’origine chinoise, t’y connais rien).

Un gérant de bistrot refuse de lever les yeux vers moi et parle aux autres clients de titres musicaux “barrez-vous, cassez-vous”.

Pour la France, j’ai une forme de reconnaissance et de fierté. En réalité, je suis heureuse d’être née ici, car je n’ose pas imaginer ce qui aurait pu se passer si j’étais née dans un pays en pleine guerre civile avec un gouvernement totalitaire dont les actions tuèrent lors d’un fratricide 20 % de la population dans les chiffres officiels.

Je suis heureuse d’avoir reçu une éducation offerte à tous, d’avoir réussi à saisir cette chance parce que j’étais plutôt curieuse, de voir que mes parents réussissaient malgré tout à trouver du travail même s’il y a eu des moments plus compliqués que d’autres.

Alors parfois, lorsque je reçois des attaques, je suis aussi déçue. C’est comme si j’étais trahie par un idéal que je m’étais construit d’une nation qui avait eu le courage et l’investissement d’accueillir mes parents pour leur donner une autre alternative que la guerre.

 


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